Pour les Papous, la rencontre avec les blancs constitue un véritable choc traumatique, ils comprennent instinctivement que leur vie va basculer et que rien ne sera plus comme avant. Une fois passé le sentiment de terreur et de stupeur qui les clouent au sol, ils les prennent pour des êtres venus du ciel, des fantômes ou des revenants d’ancêtres disparus car selon eux, la peau des morts devient blanche. Les Australiens et leurs porteurs sont accueillis avec beaucoup d’émotion par certains qui croient reconnaître des parents défunts. La nouvelle se répand dans les autres villages et procure un sentiment ambivalent d’envie de voir et de fuite car les esprits, réputés « farouches » et malfaisants, ne sont pas forcément bien disposés à l’égard des mortels. Pour d’autres cette venue annonce une catastrophe, rien de moins que la fin du monde.
Mais tous sont si surpris qu’ils ne font rien pour entraver la route des blancs. S’en suit une longue observation du comportement des intrus jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’ils sont humains. Les déchets laissés sur les emplacements des campements en témoignent. N’importe quelle babiole est récupérée et prend une grande valeur car les nouveaux venus sont investis d’un pouvoir surnaturel d’autant qu’ils disparaissent aussi mystérieusement qu’ils sont apparus.
Les Australiens quadrillent le terrain, reviennent parfois sur leur pas, les incidents violents se multiplient lors des rencontres successives, car les Papous cherchent à se procurer leurs objets par le vol. Les armes à feu ont tôt fait de les décourager et ils se le tiennent pour dit. On commence donc à pratiquer le troc avec « les hommes des choses ». Quand ceux-ci font venir des cargaisons de coquillages, par avion, comme monnaie d’échange et d’autres marchandises, les Papous leur offrent des femmes qu’ils persuadent d’épouser un étranger dans l’intérêt du clan afin de retenir ces hommes extraordinaires pour acquérir du prestige. Car de toute évidence, les blancs viennent pour partager leurs richesses avec eux. Ils ne comprennent pas la véritable signification de ce monde nouveau lié à l’accumulation, à la propriété et à l’argent car les blancs ont passé peu de temps avec eux. Les Papous n’ont pas réalisé que les marchandises des Occidentaux sont des productions de l’intelligence, de l’habilité et du savoir humain. Ils n’ont aucune idée de la nature et de l’origine de ces biens de consommation qui selon eux ont une origine divine. Comme ils se sentent spirituellement inférieurs, ils inventent le culte du cargo (cargaison ou richesse) pour attirer l’attention des esprits au moyen d’un rituel afin de capter la source du cargo, détournée par les Européens.
Les administrateurs et les missionnaires emboîtent le pas aux chercheurs d’or et révolutionnent d’un seul coup la culture locale. Ils font supprimer les pratiques rituelles, interdisent le cannibalisme et l’homosexualité. Pour mettre fin à l’état de guerre permanent des hautes terres, Européens et Australiens réussissent à mettre en place un vaste système d’échanges cérémoniels, le sing sing qui instaure une compétition pacifique entre chefs sans faire couler le sang. Les hommes perdent le monopole de la violence armée, mais quand ils se rendent compte que leur vie n’est plus en danger, ils se disent soulagés. Les missionnaires font brûler les œuvres artistiques païennes. Quand les blancs emmènent avec eux les Papous des hautes terres sur la côte, ces derniers ne rencontrent pas les esprits ni le monde du ciel et de la lune mais la mer. Après la 2e Guerre mondiale, l’introduction de l’économie monétaire ouvre des perspectives et suscite des besoins alors que les cultes du cargo généralisés ne produisent que désespoir, frustration ou velléité indépendantiste. Les Papous les plus malins comprennent qu’il faut traiter avec les blancs. Il apparaît de nouveaux big men qui ouvrent des magasins, soutirent de l’argent et de la main-d’œuvre à leur clan, auquel ils dispensent en retour faveurs et honneurs. Les Australiens ouvrent leur groupe à quelques indigènes qui deviennent leurs alliés pour consolider leur pouvoir. Le schéma d’une société post coloniale aux inégalités croissantes est tout tracé.