Exploration scientifique

Kivi Kuaka

Observer les comportements des animaux nous renseigne bien souvent sur le fonctionnement de la biosphère et l’état des écosystèmes que nous partageons avec eux. Dans le Pacifique, le projet Kivi Kuaka étudie le comportement des oiseaux migrateurs qui pourraient détecter l’arrivée des cyclones et des tsunamis grâce à leur sensibilité aux infrasons produits par ces événements extrêmes. Objectif : mieux alerter les populations humaines en cas de menace de catastrophe naturelle.

Des oiseaux sentinelles des catastrophes naturelles - Projet Kivi Kuaka

© MNHN

Des oiseaux pour mieux alerter les populations humaines

Oiseaux sentinelles

Les oiseaux migrateurs parcourent de longues distances à travers les terres et les océans. Durant leur voyage, ils doivent s’adapter à des conditions météorologiques changeantes et modifier leur trajectoire ou leur lieu de ravitaillement en cas de phénomène violent tels que les tempêtes et les cyclones. Car s’ils utilisent les vents, et même les vents forts, pour économiser leur énergie, ils ne peuvent gérer des vents trop violents.

Grâce à leur sensibilité aux infrasons, ils devraient être en mesure de détecter en amont l’arrivée d’un cyclone ou d’une vague submersive.

L’observation de leur comportement face à de tels événements pourrait aider à alerter les populations humaines de l’imminence de telles catastrophes. C’est le but du projet Kivi Kuaka : aider à mieux anticiper ces catastrophes pour mieux protéger les populations humaines et leurs biens.

Sterne fuligineuse (Onychoprion fuscatus)

© MNHN - K. Kuaka

Le Pacifique, une zone exposée

Les missions Kivi Kuaka se concentrent sur l’observation des trajectoires migratoires dans le Pacifique, car il s’agit de l’une des zones géographiques les plus touchées par les tempêtes cycloniques, appelées ici typhons, et les tsunamis. Or, du fait des changements climatiques, cette zone est aussi celle où la force et les conséquences de ces catastrophes devraient s’accroître dans les prochaines années. Non seulement ces phénomènes devraient gagner en intensité, mais ils affecteront en outre des îles culminant à seulement quelques mètres d’altitude et des zones côtières plus exposées aux inondations du fait de la montée du niveau des océans dû au réchauffement climatique.

Des trajectoires migratoires et cycloniques

Les espèces d’oiseaux étudiées par les missions Kivi Kuaka ont été sélectionnées en raison de leurs trajectoires migratoires qui chevauchent en partie celles des cyclones de la zone Alaska-Pacifique Sud. Ces zones de migration et leurs lieux d’hivernage sur les îles inhabitées au centre du Pacifique les exposent plus particulièrement à des phénomènes naturels intenses. De ce fait, ils semblent avoir développé des capacités pour les anticiper.

Courlis d’Alaska (« Kivi » en polynésien) (Numenius tahitiensis). Il migre de l’Alaska aux îles du Pacifique (de Hawaï à la Polynésie). Atoll Tekokota, archipel des Tuamotu, Polynésie française

© MNHN - K. Kuaka

Barge rousse (« Kuaka » en Maori) (Limosa lapponica). Effectuant d’une traite les 10 000 km qui le mènent d’Alaska à la Nouvelle-Zélande, il sait adapter son vol aux conditions climatiques. Ouessant, France

© MNHN - K. Kuaka

Pluvier fauve (Pluvialis fulva). En septembre, il quitte les côtes de Sibérie ou d’Alaska pour hiverner dans les îles du Pacifique central, entre l’Australie et la Polynésie. Atoll Rangiroa, archipel des Tuamotu, Polynésie française

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Chevalier errant (Tringa incana). Il voyage des côtes de l’Amérique du Nord jusqu’aux îles Pacifiques. Queensland, Australie

© MNHN - K. Kuaka

Sterne fuligineuse (Onychoprion fuscatus). Vivant dans les îles plates et inhabitées des océans chauds, elle est particulièrement exposée aux changements climatiques et à la montée des eaux des océans. Atoll Tekokota, archipel des Tuamotu, Polynésie française

© MNHN - K. Kuaka

Confirmer le 6e sens des oiseaux migrateurs

Pour capter ce qui les entoure, se repérer et s’orienter, les oiseaux migrateurs mobilisent leurs sens de façon différente des nôtres et avec des sensibilités différentes, voire des propriétés singulières. Une protéine spécifique dans des cellules de l’œil leur permet par exemple de s’orienter grâce au champ magnétique terrestre.

Ils seraient aussi capables de détecter les infrasons générés par le vortex (le tourbillon) d’un cyclone ou par l’onde d’une vague submersive. Comme ces infrasons très graves, imperceptibles à l’oreille humaine, voyagent à la vitesse du son, les oiseaux les capteraient de très loin, bien avant l’arrivée du phénomène qui le produit. La force des infrasons pourrait les renseigner sur la force de l’événement.

De l’ornithologie à la climatologie : un projet aux dimensions multiples

Au-delà de la prévention des catastrophes naturelles, les missions Kivi Kuaka servent des buts multiples, de la collection de données ornithologiques au perfectionnement des balises de suivi, en passant par l’amélioration des modèles météorologiques et climatiques.

Identifier les comportements annonciateurs de la catastrophe

Lors du Tsunami qui a dévasté la ville d’Aceh sur l’île indonésienne de Sumatra en 2004, des milliers d’oiseaux se sont réfugiés à l’intérieur des terres bien avant l’arrivée de la vague. Des études ont montré qu’aux USA, des oiseaux déviaient de leur trajet pour échapper aux ouragans. Dans l’océan Indien, les fous à pieds rouges (Sula sula) quittent leur lieu de pêche juste avant une tempête pour revenir aussitôt après son passage, tandis que les frégates s’élèvent en altitude pour laisser passer le cyclone.

Si ces comportements se révèlent être des signes systématiques d’une catastrophe naturelle imminente, leur détection pourrait servir de système d’alerte aux humains.

Pose de balise

Pose de balise. Les données recueillies servent également à alimenter les modèles météorologiques et climatiques.

© MNHN - K. Kuaka

Développer des technologies innovantes pour le suivi des oiseaux…

Les scientifiques ont besoin d’observations complètes, fiables et recueillies sur de longues périodes pour modéliser les trajectoires et les comportements. Kivi Kuaka s’appuie sur de nouvelles balises GPS ICARIUS, développées dans le cadre d’une initiative internationale. Ce petit émetteur de 5 g est économe en poids et en coût, car il transmet les données par radio via une orbite basse (jusqu’à 600 km d’altitude), donc sur une distance réduite.

… et adaptables pour des alertes locales

Le relais radio est facile à installer et il a déjà été éprouvé sur Terre. Les données observées sur les oiseaux peuvent donc être également directement envoyées sur les îles ou les côtes à des relais locaux installés dans les zones à risque. Cela permettrait de communiquer rapidement les observations animales et de compléter ainsi les systèmes d’alerte existants pour des préventions plus efficaces.

En effet, des balises océaniques déclenchent aujourd’hui une alerte tsunami si le niveau de la mer s’élève après un tremblement de terre sous-marin d’intensité supérieure à 7. Mais le tsunami n’a pas toujours lieu, aussi les populations n’y prêtent pas forcément attention. Si l’alerte est confirmée par l’observation d’oiseaux qui s’enfuient, la possibilité d’un tsunami sera prise plus au sérieux. On peut parler ici de biomimétisme : si les oiseaux s’enfuient, les humains doivent les imiter et se mettre à l’abri.  

Améliorer la connaissance et la préservation

Les données recueillies servent également la conservation. L’observation des stratégies de migration, l’identification des zones de pêche, d’habitat, l’utilisation de l’espace sur les atolls dans un contexte de hausse du niveau des eaux et d’aggravation des tempêtes sont des informations utiles pour évaluer les menaces naturelles, mais aussi liées aux activités humaines, qui pèsent sur les oiseaux étudiés. Elles aideront à mettre en place une protection adaptée à chaque espèce et chaque territoire.

À bord du Bougainville

Kivi Kuaka ravive l’esprit des premières expéditions militaires et scientifiques. La Marine nationale française a proposé au Muséum d’embarquer ses équipes scientifiques à bord du Bougainville. Cette collaboration a permis aux scientifiques d’atteindre des atolls inhabités et aux marins d’effectuer leur mission de surveillance et de protection des populations dans les eaux du Pacifique.

Photo |

Bougainville, bâtiment de la Marine nationale française

© Marine nationale

Mission Kivi Kuaka - Des scientifiques à bord du Bougainville

© Marine nationale

Des observations utiles pour l’avenir

Kivi Kuaka est un projet au long cours. Les premières observations réalisées en 2020 ont toutefois confirmé des routes migratoires, dévoilé des stratégies comportementales, des fragilités environnementales et… dégagé des pistes d’études futures.

Courlis d'Alaska (Numenius tahitiensis)

Courlis d'Alaska (Numenius tahitiensis) - Atoll Tekokota, archipel des Tuamotu, Polynésie française

© MNHN - K. Kuaka

Courlis en danger

L’itinéraire de la première expédition polynésienne de Kivi Kuaka en janvier 2021 a repris celui d’une expédition menée en 2003. Elle a réalisé un nouvel inventaire de populations de courlis à presque 20 ans d’écart. Sur les atolls polynésiens, cette population a chuté de près de 50 %. Ces nouvelles observations plaident pour un classement du courlis en espèce en danger d’extinction sur la liste rouge de l’IUCN.

L’analyse des données de localisation des courlis lorsqu’ils hivernent dans les îles au centre du Pacifique indiquent par ailleurs que 70 % à 80 % des localisations sont à moins de 3 mètres de hauteur et donc potentiellement submersibles. La hausse du niveau des eaux pourrait signifier la disparition des zones sur lesquelles ils ont l’habitude de se poser pour manger.

Données prometteuses

En avril 2023, une nouvelle mission récupérera les balises comportant jusqu’à 2 millions de données de localisation sur une centaine de courlis.

Les observations déjà réalisées ont confirmé la précision avec laquelle s’orientent les oiseaux qui choisissent une route directe de leur atoll jusqu’à Hawaï ou retrouvent sans faillir les zones de repos et de pêche.

Comment se dirigent-ils alors qu’ils empruntent des portions à 3 000 mètres d’altitude ou volent au ras des vagues ?

À l’avenir, la compilation d’un grand nombre de données sur les migrations apportera des indications plus précises sur la façon dont ils s’orientent en fonction du vent et du champ magnétique.

Dossier rédigé en novembre 2022. Remerciements à Frédéric Jiguet, Professeur du Muséum (UMR7204 Centre d'Écologie et des Sciences de la Conservation MNHN-CNRS-SU) et responsable du projet Kivi Kuaka, pour sa relecture et sa contribution.

Partenaires

Le projet Kivi Kuaka a été initié par les Ministères des Armées et de la Transition Écologique, qui ont sollicité le Muséum national d’Histoire naturelle pour réfléchir à sa pertinence et sa mise en œuvre. D’autres partenaires institutionnels ont rejoint le projet en 2019 et participent au financement des recherches : l’Office Français de la Biodiversité (OFB), l’Agence Française de Développement (AFD) et Météo France.

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